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Le Rif kiffe l'olive

 
Grand Angle
 
Le Rif kiffe l’olive
Pour rompre avec la culture du cannabis, très rentable dans cette vallée déshéritée, des femmes se lancent dans la production de l’huile et le commerce équitable. Avec la bénédiction de Rabat.
 
Envoyée spéciale dans le Rif MARIA MALAGARDIS photos ÉRIC GARNIER
QUOTIDIEN : jeudi 28 février 2008
 

Enfin la pluie est arrivée. Aussi brutale qu’inespérée. Quand Dieu «met les nuages en morceaux», dit une sourate du Coran, «ses serviteurs se réjouissent». Située dans le nord du Maroc, la vallée du Rif est une terre de paysans. La pluie y est accueillie comme une bénédiction, surtout après six mois de sécheresse. Les habitants ne cachent pas leur soulagement en observant les lourds nuages sombres abreuver enfin les oliviers, aussi secs qu’une armée de momies, accrochés au flanc des terrains en pente. Car il n’y a pas grand-chose qui pousse dans le Rif. Depuis peu, les autorités ont choisi de s’intéresser enfin à cette région souvent rebelle, longtemps maudite. «Il faut valoriser les produits du terroir», répète-t-on à Rabat. Et notamment ces oliviers, véritable manne dont le Maroc ne tire pas assez profit. La consommation d’huile d’olive est en pleine expansion dans le monde, avec trois millions de tonnes vendues en 2006. Mais le Maroc, deuxième producteur mondial d’olives de table, n’arrive qu’au sixième rang pour l’huile. Dans le Rif, un autre «produit du terroir» a, lui, réussi une fulgurante percée sur le marché mondial : le cannabis.

«C’est un peu tabou»

Le shit marocain n’a guère de concurrent : 80 % de l’herbe consommée en Europe vient du Maroc et plus précisément de cette vallée déshéritée, si proche des portes de la mer, Tanger mais aussi Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles ouvertes à toutes les contrebandes. Que pèse l’huile d’olive face à 162 millions de fumeurs de joints à travers le monde ? A Rabat, on n’aime pas trop évoquer ce sujet. «C’est un peu tabou», confesse un fonctionnaire.

«C’est devenu très tendu depuis deux ou trois ans», renchérit Mohammed. Appuyé sur son parapluie comme sur une canne de gentleman, ce jeune homme d’une élégance austère contemple la vallée. Les feuilles argentées des oliviers scintillent jusqu’à l’horizon. «C’est si beau. Mais il faut venir avant le mois 8 [août, ndlr], avant la récolte, explique Mohammed, qui, comme beaucoup de Marocains, désigne les mois par leur chiffre dans le calendrier. Là, les champs de cannabis donnent au paysage ce vert intense, partout entre les oliviers.»

La shira, résine de cannabis, contribue à la mauvaise réputation d’une région longtemps ostracisée par le pouvoir et abandonnée à ses trafics. Mais ces dernières années, sous la pression de l’Europe, les autorités marocaines se sont résolues à faire la guerre à la drogue. Le 11 décembre, la gendarmerie marocaine annonçait la saisie de dix-huit tonnes de cannabis lors d’une perquisition dans trois maisons d’un village à côté de Tétouan. Une prise record. Mais la politique répressive fonctionne selon la logique des chaises musicales : des campagnes d’arrachage ciblées et très médiatisées alternent avec une certaine «tolérance» dans des périmètres jugés intouchables. Comme la région de Chefchaouen, qui produit 62 % du shit marocain.

La source du «flouze»

«On n’y peut rien, le cannabis reste la culture la plus rentable dans le Rif», souligne Mohammed, qui a longtemps cultivé le cannabis. Pour lui comme pour tous les paysans du Rif, le shit, c’est la fortune rapide, facile. La vraie source de ce «flouze» qui revient sans cesse, le soir, dans les conversations des villageois, assis autour d’un thé à la menthe et emmitouflés dans des couvertures pour résister au froid humide qui imprègne leurs maisons. Ils n’ont pas de chauffage, mais tous d’immenses téléviseurs qui leur renvoient l’opulence du monde. Dans un pays où le Smic est à 200 euros, 100 kg de «poudre» (le pollen de la fleur de cannabis), calcule Mohammed, «rapportent 6 000 dirhams [600 euros], et jusqu’à 10 000 [1 000 euros] si c’est de la pakistanaise transplantée ici depuis dix ans». Mais les fortunes rapides ont aussi créé de nouvelles tensions. Cultivé depuis le XVIe siècle dans certaines parties du Rif, le cannabis ne s’est imposé massivement que depuis vingt ans, avec le boom de la consommation dans le monde occidental. «Les plus pauvres sont alors devenus les plus riches», souligne Mohammed. L’argent s’est mis à circuler. Sans changer pour autant la vie des douars, ces villages blancs misérables éparpillés comme des grains de riz sur le relief escarpé.

«Ceux qui font vraiment fortune avec le haschisch quittent vite la région et vont construire des maisons en ville», explique Saïd, un maître d’école dont le village ressemble à un bidonville et où les bouteilles plastique, les cannettes et les papiers sales s’accumulent le long des sentiers boueux. Sur les 160 familles qui peuplent ce douar sans eau courante, seules une vingtaine possèdent une voiture. Sur la route qui serpente entre les flancs de montagne, on croise pourtant des grosses Mercedes et parfois un homme avec un revolver en évidence sur la hanche. «Un flic en civil qui vient réclamer sa part», affirme Mohammed. Si lui a renoncé à la culture du cannabis, c’est à cause de cette corruption qui gangrène les rapports humains. Les villageois évoquent souvent la même histoire : la police débarque, traverse sans même regarder les champs de cannabis et arrête juste un paysan, victime d’une délation. «Maintenant que les autorités font la guerre au haschisch, tu risques sans cesse de te faire rançonner quand tu cultives le cannabis, explique Mohammed. Et tu dois toujours craindre la jalousie, les dénonciations, les règlements de comptes. Il faut se méfier de tout le monde», souligne ce trentenaire taciturne. Désormais, dans le Rif, c’est le règne de l’insolidarité.»

Dans le salon de Rachida, des villageoises sont réunies pour parler «affaires» autour d’un grand pain rond qu’on trempe dans de petites assiettes remplies d’huile d’olive. Depuis quatre ans, Rachida et ses voisines ont regroupé leurs forces pour mieux vendre leur huile. Maintenant qu’il a plu, elles doivent se dépêcher pour la récolte et discutent du prix à fixer cette saison. Elles font partie d’une coopérative, Fédolive, qui rassemble 350 paysannes de la région. Avec la bénédiction des autorités qui ont fait du projet un modèle national : «L’exemple à suivre pour le développement du monde rural», souligne-t-on à Rabat. Avec ses 30 tonnes d’huile, sur les 40 000 tonnes produites au Maroc, Fédolive reste encore à un stade artisanal mais bénéficie du soutien de puissants protecteurs. A la tête de la coopérative, la jeune Hanane, 27 ans, a rencontré le roi. «Deux fois ! rappelle-t-elle, dont une en tête à tête pendant vingt-cinq minutes.» En s’intéressant au Rif, Mohammed VI a créé une rupture. Son père Hassan II ne mettait jamais les pieds dans ce triangle des Bermudes marocain. Mais aujourd’hui, la politique répressive contre la culture du cannabis passe aussi par la promotion de l’huile d’olive. A Rabat, on ne tarit pas d’éloges sur le «dynamisme» de ces jeunes paysannes qui vendent leur production jusqu’en France. Un miracle en effet. Impensable dans un circuit économique classique. Alter Eco, l’entreprise qui vend leur huile dans les supermarchés français, est le leader du commerce équitable en France. Un importateur un peu particulier, prêt à assumer le risque d’acheter une si petite quantité à un prix honorable. «La détermination de ces paysannes est impressionnante, souligne Tristan Lecomte, le patron d’Alter Eco. C’est un projet très prometteur mais qui vit pour l’instant sous perfusion. Sans les aides de l’Etat qui leur a offert deux pressoirs, et un partenaire comme nous qui réduit ses marges au maximum, elles ne pourraient pas s’en sortir.» Tristan Lecomte se souvient de leur première rencontre, en 2004 : les paysannes de la coopérative vendaient leur huile au souk dans des bouteilles de white-spirit.

Rachida et les autres paysannes savent bien que l’huile d’olive ne suffira pas à les sauver de cette misère qui a épuisé leurs mères avant elles. Alors elles imaginent des projets : vendre des poteries au souk, commercialiser le sel de la montagne…

Dans le salon de Rachida, deux hommes sont venus prendre place discrètement. Le père et l’oncle de la jeune femme. Vêtus du burnous traditionnel, ils s’affalent sur de gros coussins brodés et écoutent passivement les paysannes régler les derniers détails de la récolte. La culture de l’olive est pénible, on la réserve donc aux femmes. Et les hommes ? A Ouazzane comme à Briska ou Chefchaouen, ils remplissent les terrasses des cafés où pas une femme ne traîne. Quand on interroge leurs épouses, elles répondent avec un sourire gêné : «Nos maris ? Ils font de l’agriculture.» Mais quelle culture précisément ? «Oh, un peu le blé et un peu le cannabis», finissent-elles par avouer.

«L’arbre sacré d’Allah»

«Dans cette région, le seul avenir ce sont les femmes, martèle un haut fonctionnaire de la capitale. Ce sont elles qui font tout, leurs maris sont des fainéants ! Si on parie sur elles, la région peut s’en sortir.» Sans le shit ? «L’olivier permet de vivre en accord avec soi-même. Allah lui-même l’a désigné comme un arbre sacré !» rappelle-t-il. «Le haschisch, c’est haram, impur, selon la religion», souligne Zohra, une paysanne aux grands yeux clairs. Mariée à 14 ans, elle est devenue mère à 16 ans. Veuve très tôt, elle a élevé seule ses sept enfants grâce au revenu modeste tiré de la récolte des olives. Mais elle ne voudrait pas que ses filles «fassent l’olive». Trop pénible, pas assez rentable. «Il faut qu’elles poursuivent leurs études», souligne Zohra. Ou qu’elles partent en Europe. En Espagne, où de nombreuses paysannes de la vallée se rendent plusieurs mois par an pour louer leur force de travail. Le Rif reste la première région d’émigration du Maroc. «Olive ou haschisch ? Peu importe au fond, car rien ne nous sort finalement de notre misère, soupire Mohammed. Ouvrez les frontières, et tout le monde s’en va d’ici.»



29/02/2008
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